« Dieu est mort ! » : c’est sans nul doute l’expression la plus connue de Nietzsche, tirée du Gai savoir [1. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 108, « Luttes nouvelles ». On retrouve cette expression à plusieurs reprises dans Ainsi parlait Zarathoustra.] . Ainsi, Nietzsche est devenu le père des déicides libérés de l’esclavage du divin. Vous entendrez dire que grâce à Nietzsche, la science et l’homme ont échappé à l’emprise du divin. « Hommes, femmes, vivons pleinement, car Dieu est mort ! » Des blogs athées aux livres de Michel Onfray, tous, y compris les chrétiens, prennent cette affirmation pour argent comptant, comme si elle résumait une revendication anti-chrétienne de Nietzsche.
Ce serait tout d’abord oublier le reste de cette fameuse citation : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? » [2. Idem, § 125, « L’insensé ». ] La mort de Dieu, martelée par Nietzsche, ce n’est pas tant un poing levé contre Dieu qu’un constat considéré comme évident : « Dieu est mort ». Sous la plume défiante de Nietzsche, cette phrase est donc plus un constat désespéré qu’une négation de Dieu. Il reste difficile de savoir combien Nietzsche la déplore et combien il la revendique, car il oscille entre les deux.
Ce serait aussi oublier que Nietzsche est tout aussi fasciné par les deux forces qui animent le monde : l’ordre et l’harmonie d’un côté et le désir des sens, l’instable, d’un autre côté. Ce sont ces forces que Nietzsche appelle l’apollinien et le dyonisiaque [3. Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie. ] . Si Nietzsche parle de la « mort de Dieu » c’est parce qu’elle dévoile les vraies forces qui soutiennent le monde. Ce n’est que lorsque l’homme a prit conscience de cette mort qu’il peut discerner quelles sont les forces qui peuvent alors nourrir sa propre volonté d’être. Ainsi, s’arrêter à « Dieu est mort » pour prôner un humanisme moderne, c’est ne pas comprendre la portée radicale de Nietzsche.
Mort de Dieu, au-delà de l’homme
Ce serait donc une erreur de croire, comme le font les nouveaux athées de notre hypermodernisme cynique, que Nietzsche s’attaque premièrement à l’existence même de Dieu. Ce qui fait l’importance de la « mort de Dieu » chez le philosophe allemand, c’est l’implication qu’elle a pour la vie humaine, car Nietzsche cherche bien à montrer, notamment dans L’Antéchrist et dans Généalogie de la morale que les valeurs traditionnelles reposent sur l’existence de Dieu, et ne sont que la manifestation d’une forme d’esclavage de la volonté. Cet esclavage des valeurs est la conséquence directe de la volonté des plus faibles qui ont créé ces valeurs comme moyen de se protéger contre la volonté de vivre des plus « forts ». Selon Nietzsche, un monde sans Dieu doit être un monde sans morale, dans lequel ceux dont la volonté de vivre est la plus forte incarnent le principe de Vie [4. C’est cette conclusion de Nietzsche qui, caricaturée, l’a vue associée au nazisme. Cependant, la position de Nietzsche est plus complexe. Conclure que « le plus fort » a tous les droits sur le plus faible serait simplifier Nietzsche au point de le rendre méconnaissable.] .
Mais plus que la mort de Dieu, c’est la mort de l’être humain que Nietzsche annonce. Non pas la fin du genre humain, mais la fin de ce que nous pensions être « humain ». Avec Nietzsche, plus de « nature » humaine ; il n’y a plus de valeur particulière à attacher au simple fait d’être humain. L’homme n’est rien, mais il peut devenir quelque chose. Tel est le sens de son Übermensch. Ce « surhomme », ce n’est certes pas une nouvelle « espèce », une sorte de race supérieure : ce n’est pas tant un sur-homme qu’un « au-delà de l’homme » – un horizon que chacun doit se créer.
Finalement, l’une des conséquences les plus radicale de la « mort de Dieu » pour Nietzsche, c’est que toutes les valeurs, convictions, certitudes, deviennent inversées. En effet pour Nietzsche, les valeurs chrétiennes ne sont pas tant l’expression de la volonté de Dieu mais le résultat de l’asservissement de ceux qui ont le désir de vivre. La compassion, par exemple, est pour Nietzsche une valeur négative en ce qu’elle affaibli la volonté de vivre de ceux chez qui elle est la plus forte en prolongeant la vie de ceux qui n’ont pas cette volonté.
Du pessimisme à l’espérance
La mort de Dieu devient alors l’acceptation du tragique de la vie humaine, sans espoir de le dépasser, sans espoir de restauration, sans autre espoir que de se résigner à l’anéantissement. Nietzsche pense que telle est la condition humaine, et nous demande de l’accepter. Mais en fin de compte ce que nous devons demander à tous les nietzschéens, n’est-ce pas « Homme, femme, es-tu vivant ? » plutôt que « Dieu est-il mort ? » Si Nietzsche nous met face au tragique de l’existence humaine, mettons Nietzsche face à la possibilité d’une vie de dignité et d’espérance. Finalement, est-il possible de défendre la dignité d’un être humain si celle-ci ne trouve pas son fondement dans une autre réalité que celle de l’homme ? Et si ce fondement n’existe pas, comment prévenir la dissolution totale du concept même d’humanité, laissant la voie libre aux plus graves dérives ?Et dans ce cas, quelle espérance avons-nous ?
La foi chrétienne, quant à elle, affirme que la dignité humaine ne peut qu’être fondée sur ce transcendant personnel que nous appelons Dieu. Loin d’être la conséquence malade d’une dépendance psychologique, comme le soutiennent les nietzschéens, la présence du Dieu créateur est une conséquence nécessaire de l’espérance qui contraste avec la position nietzschéenne. La conviction biblique tourne autour de ces deux constats : l’être humain a toujours (1) voulu défendre sa dignité et dans une grande partie de l’histoire humaine, (2) cru en l’existence d’un transcendant qui oriente son existence. D’ailleurs, comme le demande Nietzsche, si ce transcendant n’existe pas, pourquoi continuer à croire en la dignité de l’humain ? L’espérance biblique est fondée sur l’existence du Dieu créateur, fondement de la dignité et de la relation entre êtres humains ; un Dieu sauveur garant d’une vie humaine faite d’espérance présente et à venir.
Alors, comment exister sous les coups de marteau de la vie ? En se « blindant » contre un monde hostile ? En frappant plus fort que les autres ? En désespérant de tous, sauf de soi ? La vie humaine dépeinte par Nietzsche ne permet pas de parler de dignité humaine, encore moins de droits de l’homme ; elle ne justifie pas la compassion, l’amour ou la bonté – elle s’y oppose même, comme nous l’avons évoqué. Elle gratifie un être humain malade d’une volonté de puissance cachant une mort imminente. Comme le disait bien Woody Allen : « Dieu est mort, Marx est mort et moi-même, je ne me sens pas très bien… » Alors, comment allons-nous aujourd’hui ? Malade à la mort comme ce Dieu que nous pensons avoir tué, ou restauré dans notre dignité par un Dieu ressuscité ?
Yannick Imbert, Novembre 2013
Camus dit pour sa part : “Nietzsche n’a pas formé le projet de tuer Dieu. Il l’a trouvé mort dans l’âme de son temps” (L’homme révolté, Gallimard, 1972, p. 91). En un sens, Nietzsche est plus le témoin d’un mouvement qui se développe et qui nous influence encore, celui de la négation de toute transcendance et de tout donné transmis.
Nietzsche est au moins émouvant si on ne lui doit trouver aucun caractère sympathique, à force de donner toutes ses chances à l’homme.