Sexe, pouvoir, argent, ce trio infernal en a fait voir de toutes les couleurs à l’humanité. Même s’il revient à Marx d’avoir fait de ce dernier une critique systémique, la Bible n’est pas en reste. Car ce fichu argent a la fâcheuse tendance de rendre notre attitude toute crasseuse.
L’argent c’est sale
« Ce que je peux m’approprier grâce à l’argent, ce que je peux payer, autrement dit ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur de l’argent. Ce que je suis et ce que je puis, ce n’est nullement mon individualité qui en décide. Je suis laid, mais je puis m’acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l’argent. Personnellement je suis paralytique, mais l’argent me procure vingt-quatre pattes; je ne suis donc pas paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l’argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur. L’argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon. »[1]
Nous cherchons ce qui nous promet grandeurs et merveilles. Mais l’apôtre Paul avertit, l’argent est un mauvais maître :
« Ceux qui veulent à tout prix s’enrichir s’exposent eux-mêmes à la tentation et tombent dans le piège de nombreux désirs insensés et pernicieux qui précipitent les hommes dans la ruine et la perdition. Car “l’amour de l’argent est racine de toutes sortes de maux”. Pour s’y être abandonnés, certains se sont égarés très loin de la foi, et se sont infligé beaucoup de tourments. »[2]
Marx et l’apôtre Paul, une convergence des luttes ?
L’argent, un outil d’échange
L’échange de biens et de services fait partie intégrante de nos sociétés. Penser la société sans échanges équivaudrait à postuler l’autonomie totale de l’individu. Or, une société se composant de personnes autonomes ne serait que la superposition d’individualités déconnectées. Même l’exaltation de l’individu dans ce qu’il a de plus unique, apanage de l’anarchisme individualiste, ne peut guère se passer des échanges inter-individuels.
Il s’ensuit que l’échange est une caractéristique fondamentale d’une vie en société où l’interdépendance est la conséquence du mode de vie grégaire de l’animal social que nous sommes. Et de fait, l’échange a toujours fait partie des sociétés humaines, même sous le mode de vie anarchique.
C’est précisément ici qu’intervient la monnaie – sa fonction : faciliter l’échange entre deux parties – il est un intermédiaire de mesure pour un échange équitable.
« La monnaie, dès lors, jouant le rôle de mesure, rend les choses commensurables entre elles et les amène ainsi à l’égalité : car il ne saurait y avoir de communauté d’intérêts sans échange, ni d’échange sans égalité, ni enfin d’égalité sans commensurabilité. »[3]
Dans une société où la norme sociale serait l’utilisation de cigarettes comme monnaie[4], je pourrai évaluer en nombre de cigarettes mon Iphone : 1000 cigarettes. Je pourrai, sur la même base de valeur, évaluer le prix d’une fiat panda : 5000 cigarettes. Cela me permettrai alors de déterminer l’équivalence entre 5 Iphone et une fiat panda, équivalence qui, sans la monnaie-cigarette, n’était pas évidente. La monnaie est une unité de compte universelle pour tous les échanges ayant cours dans une société donnée.
La mutation en fétiche
La monnaie permet ainsi de différer l’échange de bien, devenant alors le gage que la société me doit la valeur équivalente en monnaie-cigarette que je possède.
Je souhaite échanger mon Iphone avec toi, mais tu ne possèdes rien qui m’intéresse d’équivalent à me troquer. Les 1000 cigarettes que tu me donnes en échange deviennent alors le gage que je suis déficitaire de cette valeur. Ces 1000 cigarettes sont la preuve que la société me doit l’équivalent d’un Iphone.
En différant l’échange, la monnaie devient la promesse de pouvoir acquérir ce que je désire, elle est le moyen par lequel je peux avoir accès à tous les biens… Cette capacité à combler son propre désir, mais aussi celui des autres, ouvre la porte au contrôle et à l’exercice du pouvoir sur autrui. Accumuler de l’argent, c’est accumuler les promesses de besoins et de désirs comblés. Il devient non plus intermédiaire, outil d’égalité, mais bien désirable, outil de domination et d’assouvissement de « nombreux désirs insensés et pernicieux ».
Aristote mettait déjà en garde, Marx poussa la réflexion plus loin. Selon lui la monnaie, et les biens par la même occasion, finissent par obtenir une autonomie par rapport au travail humain qui seul produit de la valeur. C’est le fétichisme de la marchandise, qui dévalorise l’activité de l’homme au prix d’une valorisation illusoire des biens, et qui au final œuvre à la réification de nos relations. Les relations humaines deviennent des « choses » avec lesquelles on fait profit, c’est la dégradation de la dignité de l’homme qui s’ensuit. Et comme la monnaie prend la charge d’être la mesure de toute « chose », elle est « marchandise de toutes les marchandises, fétiche de tous les fétiches, la monnaie capitaliste est à l’image du dieu des religions monothéistes »[5].
Sans adhérer aux théories marxistes de la valeur ou du fétichisme de la marchandise, la Bible fait déjà un constat similaire. L’argent y est placé au rang des idoles, des fétiches. Dans la complainte de Job[6] on lit :
« Ai-je placé ma confiance dans l’or ? Ai-je dit à l’or fin : “Tu es mon assurance” ? Ai-je tiré ma joie de ma grande fortune et de ce que mes mains avaient beaucoup gagné ? Quand j’ai contemplé le soleil dans toute sa splendeur ou quand j’ai vu la lune avancer dans le ciel majestueusement, mon cœur s’est-il laissé séduire secrètement, leur ai-je envoyé des baisers ? En agissant ainsi, j’aurais commis un crime passible de justice, car j’aurais été traître envers le Dieu du ciel »[7]
Placer sa confiance en l’or, se réjouir de sa fortune, même crime que l’adoration de la lune, même comparution devant le tribunal de l’Eternel. Tout comme la lune n’est pas le problème en soit, ce n’est pas l’argent mais notre attitude envers lui le scandale. Si l’argent peut bien avoir une fonction légitime, sa fétichisation est, comme toute idolâtrie, une usurpation de l’image de Dieu et dans le même coup une dégradation de la seule et unique image de Dieu légitime sur Terre : l’homme.
Et là, la Bible se radicalise davantage que Marx, il ne s’agit pas simplement de mettre un terme aux conditions matérielles qui organisent l’apparition de ce fétichisme[8]. Il s’agit de les détruire[9], certes, mais il s’agit surtout de les remplacer. Aux conditions matérielles s’ajoutent les conditions spirituelles, chose que le matérialisme historique de Marx est en incapacité de prendre en compte. Si le travail fonde la dignité de l’être humain selon Marx, il ne découle que d’une notion encore plus fondamentale selon la Bible, c’est que l’homme est image de Dieu. Le Grand Soir[10] ne peut pas être une « simple » libération du travail des contraintes du capital, la restauration de la dignité humaine doit forcément passer par une restauration de la relation qui unit l’image à son objet représenté.
Car émancipé de ses idoles, de la monnaie, l’homme s’ouvre à la libre expression de ses désirs et de ses besoins. Mais même sans fétichisme, nous l’avons vu, l’échange dans les sociétés est irréductible, et comme tout rapport social, il est aussi un lieu de violence. Un lieu où peuvent régner injustice et conflit.
Libre certes de l’aliénation de la monnaie mais rendu esclave de nos désirs, la société utopique du communisme n’a au mieux qu’opéré un sauvetage bien superficiel, celui de détruire une idole, mais en laissant un manque qu’aucune condition matérielle ne saurait combler.
« Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous temps, de tous âges et de toutes conditions. Une épreuve, si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence, et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est le comble éternel. Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant dans les choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu. »[11]
Conclusion
L’argent est sale parce qu’il pervertit nos relations, mais il ne le fait pas tout seul en son propre pouvoir, il est sale parce qu’il est le produit d’une société crotteuse entachée de personnes qui, même voulant le bien, sont incapables d’y arriver totalement. Ce que Paul pointe du doigt, en citant une locution proverbiale à dessein excessif, c’est que l’argent a cette capacité de plonger à la source de notre cœur et de prendre racine dans notre désir de puissance et soif d’avoir toujours plus. Comme l’a souligné Marx, la position et la fonction de l’argent dans notre société en font le candidat ultime de notre adoration. Mais avant de trouver des solutions matérielles, Paul nous pousse à embrasser la seule solution pour nettoyer la crotte qui se trouve dans nos désirs profonds, sans quoi nous ne ferions que de déplacer le problème. Se tourner vers Dieu et retrouver une vraie communion capable de nous ouvrir à une transformation radicale de nos désirs.
C’est alors que deux possibilités s’offrent à nous, chérir l’espoir trompeur que nous offre la richesse, chérir l’espoir certain que nous offre Dieu.
Elie Cobo, 2023
Notes
[1] Manuscrits de 1844
[2] 1 Timothée 6:9-10
[3] Aristote, Ethique à Nicomaque
[4] Comme ce fut le cas, par exemple, en Allemagne après la seconde guerre mondiale
[5] lu le 09/05/2023 dans le (Manifeste) pour une monnaie matérialiste, de l’association communiste réseau salariat : https://www.reseau-salariat.info/images/manifeste_pour_une_monnaie_materialiste.pdf
[6] Personnage biblique ayant subi une grande injustice
[7] Job 31:24-28
[8] Pour Marx c’est mettre un terme à l’économie de marché et au capitalisme pour libérer l’homme de l’emprise du fétichisme de la marchandise
[9] Voir, par exemple, avec quelle fureur le roi Josias détruisit tous les autels profanes de Juda (2 Roi 23:4-20)
[10] Le Grand Soir est l’idée selon laquelle un événement révolutionnaire fera advenir une société nouvelle juste et harmonieuse par le renversement des normes sociales et économiques
[11] Pascal, Pensées, fragment 138 (classification Lafuma)