Jésus et Dionysos

Plusieurs politiques ou religieux, se posant en représentants et défenseurs des honnêtes gens chrétiens, ont crié au scandale face au tableau « Festivités » de la Cérémonie d’Ouverture des Jeux Olympiques, qu’ils ont identifié comme une attaque contre le christianisme – et par extension contre les chrétiens. Dans ce tableau vivant, un groupe de Drag-Queens était rassemblé autour d’un banquet dont la disposition et certains symboles étaient proches des représentations culturelles classiques du Dernier Repas de Jésus et ses disciples.

Et au milieu du banquet, Dionysos arrive, allongé en petite tenue. Alors, blasphème ?

Thomas Jolly, le metteur en scène à l’initiative de cette représentation, précise que son oeuvre n’était pas censée évoquer Jésus et ses disciples mais les dieux de l’Olympe – en lien avec les Jeux Olympiques. Des internautes ont remarqué des correspondances entre cette scène et le « Festin des Dieux », un tableau du protestant J.H. van Bijlert (1635) : notamment la tablée en arrière-plan, Dionysos allongé au premier plan, une auréole sur le personnage central, etc. Ce tableau dépeint une scène de la mythologie grecque, mais le peintre a volontairement repris les codes des représentations classiques du Dernier Repas pour subvertir la commande qui lui avait été faite ici.

Était-ce légitime pour van Bijlert de détourner une œuvre censée être de la mythologie grecque avec des codes artistiques renvoyant au christianisme ?

Si oui, pourquoi s’offense-t-on que Jolly puisse détourner une œuvre censée être chrétienne avec des codes renvoyant à la mythologie grecque (sachant qu’il se défend d’avoir eu cette intention) ? Et sinon, alors il y a un problème de taille pour ceux qui se disent chrétiens. Car détourner une représentation de Dionysos avec des codes chrétiens, c’est que c’est précisément ce que fait Saint Paul dans la Bible.

Saint Paul, un blasphémateur ?

La conversion de Paul nous est relatée trois fois dans le livre des Actes :
  • D’abord par Luc, en tant que narrateur (Ac 9)
  • Puis par Paul lui-même, d’abord à des juifs (Ac 22)
  • Et enfin au roi grec Agrippa (Ac 26)
À une époque où le papier coûte très cher, il est étonnant de constater que l’auteur répète la même histoire plusieurs fois, alors qu’il choisit d’être très succinct par ailleurs (Ac 28 par exemple). En l’occurrence, dans la dernière version du récit de Paul apparaît un détail inédit : Jésus aurait prononcé, en hébreu, une phrase étrange…
Il te serait dur de regimber contre les aiguillons.

Actes 26.14

On lit, sur la plupart des sites d’enseignement chrétien, qu’il s’agit d’un proverbe : les bœufs tirant les charrues étaient maintenus dans le bon axe par des aiguillons qui les empêchaient de dévier, et contre lesquels ils donnaient en vain des coups de pattes.

Pourtant, il est impossible de retrouver la moindre trace de ce proverbe dans la langue hébraïque. Qui plus est, malgré la centralité de la résurrection, la stratégie d’évangélisation de Paul est inhabituelle : il insiste sur son zèle religieux et celui d’Agrippa et dit que Jésus « brille plus que le soleil ».

Coup de théâtre

Tout s’éclaire lorsqu’on reconnaît que la phrase énigmatique est en fait une citation, tirée d’une célèbre pièce de théâtre grecque du 4e s. av.J-C, intitulée « Les Bacchantes » [1]. Par cette référence culturelle et artistique, Paul trace un parallèle entre Jésus et Dionysos, sans pour autant suggérer une confusion entre les deux.

Contrairement à l’image du fêtard bon vivant qu’on a conservé du dieu grec, dans la culture grecque [2], Dionysos est en fait un personnage complexe. Fils de Zeus, le dieu suprême, il revendique son ascendance et les honneurs qui lui sont dus auprès des hommes. Lorsque ces derniers le négligent, il leur montre son courroux. En cela, il est souvent considéré comme une menace pour les royaumes terrestres. Dans les divers pièces de théâtres à son sujet, il rencontre toujours l’opposition d’un roi très pieux, dévoué à Apollon (dieu notamment de la lumière, et associé au soleil), et en général Dionysos subit d’abord une défaite apparente (disparition, fuite, « mort » symbolique) avant de reparaître, triomphant, pour exercer son jugement.

On comprend ainsi l’insistance de Paul sur son propre zèle religieux, ainsi que celui d’Agrippa. On comprend aussi la comparaison « plus brillant que le soleil », indiquant que la lumière de Jésus surpasse celle d’Apollon [3] ; mais surtout on comprend pourquoi il est précisé que Jésus parle en langue « hébraïque » : cela souligne qu’il ne s’agit aucunement d’une forme du dieu grec, mais bien de cet homme juif qui était Fils de Dieu, et donc un Dieu lui-même [4].

Dans les Bacchantes, Dionysos (alias Bacchus) revient à Thèbes, sa « capitale religieuse », pour y rétablir son culte, après que le roi de Thèbes, Penthée l’ait fait interdire. Se présentant sous les traits d’un prêtre dionysiaque, il oeuvre dans la ville, jusqu’à être arrêté et jeté en prison. Il provoque alors un tremblement de terre et s’échappe, tombant nez à nez avec Penthée. Dionysos l’incite à ne pas prendre les armes contre « le dieu », mais le roi menace de le jeter en prison de nouveau. C’est alors que Dionysos lui réplique : « Je lui offrirais un sacrifice [si j’étais toi] plutôt que de m’irriter et regimber contre les aiguillons. Tu es un mortel, il est dieu ».

Le parallèle avec la conversion de Paul est évident. Jésus est ce dieu venu rétablir son culte, et Paul incarnait l’autorité qui prend les armes contre lui. Quand on y réfléchit, un second parallèle émerge subtilement, avec la situation d’Aggripa cette fois-ci : Paul est un « prêtre » de Jésus, tentant de rétablir son culte, tandis qu’Agrippa est ce roi grec qui s’oppose dangereusement (et en vain) à ce qui le dépasse. Ainsi, bien avant le film Inception, le Saint-Esprit pratiquait déjà la mise en abîme…
Actes 26, c’est Inception.
Festus interrompt d’ailleurs Paul pour lui dire que « son grand savoir » (littéralement, son « lettrisme »), l’a rendu fou. Cette accusation n’a pas de sens à moins de considérer que Festus a reconnu la citation, et qu’il pense que Paul confond la fiction (une pièce de théâtre) et la réalité.

Cela semble avoir un effet relativement persuasif, ou en tous cas stimulant, sur le roi Agrippa. D’autres personnages politiques sont probablement visées par ce récit, notamment le premier Empereur Romain, Auguste (27 av. J.C. – 14 ap. J.C.), qui se disait « fils d’Apollon ». Deux siècles plus tard, un autre empereur, Constantin, abandonnera d’ailleurs le culte d’Apollon pour se tourner vers le Christ (à une époque où moins de 10% de la population était chrétienne)

Morale de l’histoire

Ainsi Paul reprend sans complexe les codes de la mythologie pour présenter sa foi chrétienne de façon adaptée au contexte culturel, et même avec une pointe polémique puisqu’il met en garde Agrippa contre sa posture rebelle.

Or ce n’est pas un cas isolé, dans le Nouveau Testament comme dans l’Ancien Testament, les récits regorgent d’exemples de cette pratique :
  • la Genèse reprend la structure des mythes fondateurs du Proche Orient Ancien,
  • les 10 plaies d’Egypte dans le livre de l’Exode font écho au panthéon Egyptien,
  • les Proverbes reprennent les standards de la sagesse Egyptienne,
  • les miracles manifestés dans les récits des prophètes Gédéon (livre des Juges) ou Elie (premier livre de Samuel) subvertissent les attributs du dieu Babylonien,
  • la malédiction qui tombe sur la statue du dieu Dagon dans le premier livre de Samuel moque directement les attributs de cette divinité,
  • l’Evangile de Luc et le livre des Actes comprennent plusieurs références subversives aux dieux grecs Dionysos, Apollon, Artémis et Zeus.

Plutôt que de crier au scandale comme Festus, la tradition biblique nous invite donc à accepter cette démarche de détournement et de subversion des symboles culturels et religieux comme moyen normal de débattre en société.

Vincent Marty-Terrain, 2024


Notes

  • [1] Le texte des Bacchantes (πρὸς κέντρα λακτίζοιμι), publié par Euripide en 405 av. J.C., est très proche du texte d’Ac 26.14 (πρὸς κέντρα λακτίζειν). Des expressions similaires sont utilisées dans d’autres œuvres grecques et latines de l’Antiquité :
    • – au singulier pour Pindares (début du 5e s. av. J.C., Odes Pythiques, 2.94 : « ποτὶ κέντρον δέ τοι λακτιζέμεν ») et pour Térence (161 ap. J.C., Phormion, 76-77 : « adversus stimulum calces ») ;
    • – au pluriel pour Eschyle (première moitié du 5e s. av. J.C., Agamemnon, 1264 : « Πρὸς κέντρα μὴ λάκτιζε » ; Prométhée, 325 : « πρὸς κέντρα κῶλον ἐκτενεῖς« ).

    Certains en concluent qu’il s’agit d’un proverbe répandu et aux formes variables. Au 2e s. ap. J.C., Aelius Aristide cite Pindares dans ses Discours Sacrés (45.53) sous la forme « πρὸς κέντρα λακτίζειν« , et Diogenianus recense l’expression comme proverbe dans son recueil Centuria VII.84, p.301. Cependant, plusieurs éléments étayent fortement la thèse qu’il s’agisse bien d’une citation de cette pièce :
    1. Toujours dans Centuria, Diogenianus note que le proverbe est associé à Euripide (V.70, p.148), dont la célébrité suscita des « échos » par la suite,
    2. La proximité de formulation. Le mot « aiguillon » est au pluriel ici, or d’une part le mot n’apparaît qu’au singulier dans le reste de la Bible (dans la version grecque uniquement), d’autre part Eschyle et Euripide utilisent le pluriel pour respecter le nombre de pieds. De plus, λακτίζοιμι et λακτίζειν sont tous deux des infinitifs, ce qui rapproche plus la phrase de la pièce d’Euripide que de celle d’Eschyle.
    3. L’utilisation de termes rares (θεομάχ-) en Actes (5.39 et 23.9) et dans Les Bacchantes (45 et 325) ainsi que d’autres parallèles thématiques comme la libération de prison par tremblement de terre, avec des portes et des chaînes qui s’ouvrent toutes seules (Ac 5.19, 12.7-10 et 16.26 ; Bacch. 615-651),
    4. Le contexte des trois situations (Paul & Jésus ; Agrippa & Paul ; Penthée & Dionysos), qui éclaire le contexte dans lequel la citation est faite et renforce le message de Paul,
    5. La réaction de Festus,
    6. La comparaison au soleil et la mention de la langue hébraïque,
    7. L’absence de ce proverbe dans la culture juive.

  • [2] Il s’agit ici de culture, et non de mythologie. Ce sont donc les récits théâtraux et poétiques de Dionysos et d’Apollon qui nous intéressent, plutôt que leurs aspects cultuels – bien que dans une certaine mesure, les récits se recoupent. Toutefois les deux ne sont pas à séparer complètement : l’angle d’approche est culturel, mais cela a des répercussions religieuses (surtout pour un personnage aussi associé à l’idolâtrie qu’Agrippa – voir notamment les circonstances de la mort de son père en Ac 13).

  • [3] Le dieu Apollon, comme sa jumelle Artémis (que l’on croise en Actes 19), comptait parmi les divinités dont le culte était le plus important, et le plus largement répandu à l’époque, plus encore que celui d’Athéna ou même de Zeus. Ils ont ainsi contribué à forger l’identité et la société grecque, et il n’est pas anodin que les deux apparaissent, plus ou moins directement, dans le livre des Actes (voir également l’arrière-plan Apollinien d’Épiménide, cité en Actes 17). Leur popularité était en partie dû au fait qu’ils rassemblaient de très nombreux attributs et titres, ce qui permettait à chaque peuple ou ville de mieux se les approprier. Ainsi Apollon est également le dieu de la guérison, de la poésie, et de la connaissance magique (divination).

  • [4] Par ailleurs, malgré les tableaux de comparaison trompeurs qui circulent parfois sur les réseaux sociaux, il n’y a aucune trace dans le mythe dionysiaque de naissance virginale, de résurrection, de transformation de l’eau en vin, de baptême ou de cruciLxion.

  • 2 réflexions sur « Jésus et Dionysos »

      1. Plus précisément, dans l’interview en lien, Piche ne dit pas que c’était effectivement la Cène, mais que la polémique repose sur la fluidité du genre plutôt que sur l’utilisation de la Cène.

        Et quand bien même, quelle poids aurait l’avis d’une participante à la représentation – dont l’art consiste en grande partie à provoquer des réactions – face aux déclarations unanimes de deux des scénaristes (Fanny Herrero et Patrick Boucheron) et du metteur en scène Thomas Jolly qui ont affirmé que ce n’était pas l’inspiration ? Ne peut-on pas tout autant présumer que Piche choisit de surfer sur le buzz en refusant de désavouer la perception publique ?

        Car certes, au delà de l’inspiration, il y a la perception. Et il faut alors tenir compte du filtre télévisuel, de la sélection de l’angle et des images, et de l’instrumentalisation politique qui oriente l’interprétation.
        En l’occurrence, le tableau Festivités est en 3 dimensions, mouvant, et à double front ; là où c’est une image fixe captée à un angle choisi qui a été reprise comme monnaie de la polémique.

        Quoi qu’il en soit, les créateurs et artistes du tableau aient eu ou non conscience de l’association possible, plusieurs se sont excusés et ont demandé pardon pour les sensibilités qui ont été heurtées.

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