Camus, l’absurde, la révolte et Dieu

Albert Camus est un des grands noms de la littérature française, ce qui lui a d’ailleurs valu un prix Nobel. La signification de son œuvre ne se limite cependant pas à sa qualité littéraire ou stylistique. Camus prend en compte et aborde des questions fondamentales de la vie et de l’existence humaine. Dans un contexte où le nihilisme[1. Le nihilisme est une attitude philosophique qui nie tout sens au monde et à l’existence humaine.] prend une place importante, Camus va mener des réflexions étendues, pleines d’humanité et de profondeur. Dans cet article, je vais surtout m’intéresser aux essais philosophiques de Camus, pour mettre en évidence certaines de ses observations et réflexions qui me semblent mériter une bonne place dans nos réflexions. Je terminerai par une brève analyse des éléments relevés.

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 L’absurde

Camus dans Le mythe de Sisyphe[1. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe : essai sur l’absurde, Gallimard, 1969.] part du constat de l’absurdité de la vie. Il donne plusieurs bases à ce constat : l’intellect humain cherche à comprendre le monde et à l’unifier par la raison, mais le monde n’est pas rationnel et la raison humaine se découvre étrangère à ce monde. L’homme souhaiterait se trouver unifié au monde, à la nature, mais le simple fait de porter un jugement sur ce point le marque comme distinct du monde qui l’entoure[1. Voir à ce sujet l’article Dieu n’est il qu’une force qui anime toutes choses ?]. D’autre part, toute vie humaine a pour fin la mort, mais notre être y résiste et s’y refuse. On se projette dans l’avenir, sans voir que l’avenir, c’est la mort. Quant au reste de l’humanité, l’impression de familiarité s’estompe par moment, on voit alors les hommes dans leur simple matérialité. Leurs gestes, leur apparence transmettent une impression d’éloignement et d’inhumanité. Notre propre image peut elle-même nous apparaître étrangère et inquiétante. Tous ces faits contribuent pour Camus au sentiment de l’absurdité du monde[1. Voir pp. 24-37 pour l’énoncé du constat.].

Outre ces constatations de l’expérience, Camus reconnaît aussi la portée de l’absence (supposée) de Dieu, entraînant l’absence de valeurs morales absolues.

Si rien n’est vrai, si le monde est sans règle, rien n’est défendu ; pour interdire une action, il faut en effet une valeur et un but. Mais, en même temps, rien n’est autorisé ; il faut aussi une valeur et un but pour élire une autre action. La domination absolue de la loi n’est pas la liberté, mais non plus l’absolue disponibilité. Tous les possibles additionnés ne font pas la liberté, mais l’impossible est esclavage. Le chaos lui aussi est une servitude. Il n’y a de liberté que dans un monde où ce qui est possible se trouve défini en même temps que ce qui ne l’est pas. Sans loi, point de liberté[1. Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1972, pp. 94-95, au sujet de la pensée de Nietzsche.].

Camus souligne bien que le cri d’Ivan Karamazov[1. Dans Les frères Karamazov, de Dostoïevski] « Si Dieu n’existe pas tout est permis » n’est pas un cri de délivrance mais de désespoir. « La certitude d’un Dieu qui donnerait son sens à la vie surpasse de beaucoup en attrait le pouvoir impuni de mal faire »[1. Sisyphe, p. 94.]. Mais Camus ne croit pas en ce Dieu, et il se trouve confronté à la question de ce qu’il convient de faire dans ce monde qu’il découvre absurde.

Friedrich Nietzsche
Friedrich Nietzsche

Dans Le mythe de Sisyphe, il se demande si l’absurde entraîne le suicide comme conséquence logique.

Sa réponse à la question du suicide passe par l’acceptation de l’absurde : l’absurde vient de la confrontation entre les attente humaines et un monde qui y résiste. Éliminer l’homme, ou la contradiction, ou le monde n’est pas cohérent avec le point de départ de la réflexion. Il considère donc qu’il faut vivre pleinement la confrontation absurde, en multipliant les expériences. Il s’agit de reconnaître l’absurde, mais de ne pas y consentir, ce qui nierait la confrontation. Pour Camus, il faut maintenir et l’absurde, et la recherche de sens.

Dans L’homme révolté, il va plus loin dans sa réflexion en posant la question du meurtre : l’absurde légitime-t-il le meurtre, et en particulier le meurtre de masse ? Question brûlante dans un XXe siècle qui avait vu les crimes nazis et découvrait ceux du stalinisme.

À ce sujet, Camus est bien conscient que l’absurde comme seul point de départ ne peut mener qu’à des contradictions. L’absurde légitime le meurtre en affirmant que toute action est équivalente : sans sens, tuer son prochain n’est ni mieux ni pire que de le soigner. Mais l’absurde refuse aussi le suicide comme suppression de soi. Par suite il doit refuser également le meurtre. L’absurde conduit donc autant à légitimer qu’à délégitimer le meurtre, la réflexion ne peut donc en rester là.

 La révolte

Camus se trouve alors un autre point de départ en reconnaissant le sentiment de la révolte : la révolte de l’homme face à sa condition, la révolte de l’esclave qui décide qu’une limite a été franchie à son égard, la révolte face à l’injustice. En analysant ce sentiment de révolte, Camus constate qu’il doit se fonder sur quelque chose qui dépasse l’individu, parce que l’homme est prêt à risquer sa vie pour se révolter contre ce qui le nie. Il en vient de manière intéressante à envisager qu’il y ait bien une nature humaine qui justifie ce sentiment de révolte. L’être humain ne serait pas qu’une pure possibilité à inventer constamment, mais aurait des caractéristiques fondamentales, ancrées en lui. En cela, Camus prend le contre-pied de ce que ses contemporains existentialistes[1. L’existentialisme, dont Jean-Paul Sartre est le représentant le plus connu, est un mouvement philosophique qui considère que l’homme n’est rien en lui-même. Nous existons comme individus, mais c’est à nous de décider ce que nous sommes en faisant nos choix de chaque jour.] affirmaient, et également de Nietzsche[1. Homme révolté, p. 28.]. Camus prend ce sentiment de révolte comme point de départ, en analogie avec le cogito de Descartes : « Je me révolte, donc nous sommes »[1. Idem, p. 36.].

Camus développe aussi cette notion de révolte dans le sens de ce qu’il appelle «révolte métaphysique ». Il s’agit de l’homme qui refuse sa condition, qui met en opposition un principe de justice présent en lui et un principe d’injustice présent dans le monde. L’homme a conscience que certaines choses sont justes et bonnes, d’autres mauvaises et injustes, mais la marche du monde lui montre partout le mal et l’injustice. La révolte métaphysique conduit à un refus de Dieu, accusé par le révolté de le mettre dans cette situation. À cause du mal dans le monde certains hommes décident de se révolter contre Dieu, de refuser son existence, sa puissance ou sa bonté.

Camus relève encore un point pertinent dans les conséquences de cette révolte, en s’appuyant à nouveau sur la figure d’Ivan Karamazov. Ivan nie Dieu en plaçant au-dessus de lui une idée de la justice : si Dieu est tel que la marche du monde le laisse penser, Ivan préfère se dispenser de lui. Mais ayant nié Dieu, il se rend compte qu’il n’a plus de base sur laquelle fonder la justice qu’il réclame. Il en déduit que tout est permis, que consentir au crime est la conséquence logique de la position qu’il adopte. Cela n’a rien de réjouissant pour Ivan, ni pour Camus.

Ivan Karamazov racontant la fable du grand inquisiteur à son frère.
Ivan Karamazov racontant la fable du grand inquisiteur à son frère[1. Source : http://bobangeba.deviantart.com/art/The-Grand-Inquisitor-88063636].

Mais le plus sinistre dans ce développement, c’est que la conséquence illustrée par Ivan Karamazov sera appliquée par ceux que Camus appelle les grands inquisiteurs (surla base de la fable tirée du roman de Dostoïevski[1. bibliotheque-_russe-_et-_slave.com/Livres/Dostoievski%20-_%20Le%20Grand%20Inquisiteur.htm]), régimes totalitaires illustrés par le stalinisme. Là où il n’y a plus de raison de refuser le meurtre, la fin justifie les moyens, tous les moyens. Nier Dieu à cause du mal conduit à légitimer le mal, et Camus le reconnait[1. Pour ce paragraphe, voir le chapitre « Le refus du salut », pages 76 à 83 dans L’homme révolté. Voir aussi notre article Le problème du Mal.].

Pour Camus, du reste, la révolte qui aboutit au meurtre de masse en devenant révolution se renie elle-même, parce qu’elle oublie qu’elle prenait racine dans le refus de l’oppression et du meurtre. Néanmoins il reconnaît une logique dans le développement qui va du refus de Dieu à la légitimation de l’atroce. Camus plaide donc pour une mesure entre la rationalité et la réalité, soutenant que le réel n’est pas pleinement rationnel et le rationnel pas pleinement réel. Il plaide pour que l’on ne suive pas entièrement la logique, insistant pour que l’on garde un ancrage dans la réalité et dans la limite posée par le sentiment de révolte. La valeur de l’humain est le fondement que lui révèle le sentiment de révolte, et il veut s’y tenir au-delà des déductions logiques et des implications philosophiques[1. Voir le chapitre « Mesure et démesure » dans L’homme révolté, pp. 363-372.].

 Analyse

Camus peut encore admettre l’absurde en matière de vie individuelle, et considérer que la vie peut être vécue même si elle n’a pas de sens. Mais lorsqu’il se tourne vers la question du meurtre, il ne peut admettre les conclusions auxquelles de telles prémisses mènent. Comme on l’a vu, il fonde sa réaction sur un fait de l’expérience humaine, la révolte contre l’oppression et l’inhumanité. De là il déduit une nature humaine qui le conduit à refuser le pire des atrocités commises dans son siècle, et même à refuser tout meurtre. Mais par là même, Camus remet en cause l’impossibilité des absolus moraux et la détermination a posteriori de toute morale.

Camus constate les conséquences inacceptables du nihilisme, et repart de l’expérience humaine pour établir sa position[1. Voir aussi dans sa 4e lettre à un ami allemand :

je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l’homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. Et il n’a pas d’autres raisons que l’homme et c’est celui-ci qu’il faut sauver si l’on veut sauver l’idée qu’on se fait de la vie.

] Il rejoint en cela une remarque pertinente de C. S. Lewis, selon laquelle le seul être dont on puisse réaliser plus qu’une observation extérieure est l’être humain, dont nous avons une connaissance interne[1. Clive Staple Lewis, Mere Christianity, Fontana Books, 1973 (1952), p. 13.]. En homme raisonnable, il tire de là des conséquences qui paraîtront louables au plus grand nombre au regard de l’éthique. Cependant Camus est singulièrement conscient de ce que son observation du réel entre en conflit avec la ligne de pensée qu’il suit, ce qui met en question la cohérence de sa démarche.

Constatant une incohérence entre sa vision du réel et sa pensée, il conclut que le réel n’est pas entièrement rationnel, ni le rationnel entièrement réel. On pourrait résumer la démarche qui l’y conduit comme suit : si Dieu n’existe pas, tout est permis. Mais manifestement tout ne peut pas être permis, quelque chose en l’homme se révolte contre l’atroce, l’injustice totale n’est pas admissible. La conclusion que Camus tire est que finalement le monde n’est pas pleinement rationnel, qu’il faut maintenir une limite à l’injustice, même si rien ne fonde cette limite.

Si Camus voulait sauvegarder la rationalité au terme de son raisonnement et de ses observations, il aurait deux possibilités : soit renoncer à son refus du meurtre et suivre Nietzsche en légitimant tout ce qui est ; soit renoncer à la prémisse qui veut que Dieu n’existe pas. En l’occurrence, il ne s’agirait pas là d’un saut irrationnel sans fondement en réalité, mais bien plutôt d’une déduction appuyée sur des faits. Si l’observation montre que l’homme a une nature et une dignité et que tous les actes ne sont pas moralement équivalents, et si nier l’existence de Dieu nie ces faits d’expérience, alors conclure à l’existence de Dieu n’est pas un « saut irrationnel », une échappatoire, mais bien plutôt la conclusion logique de la pensée.

Notons aussi que d’un point de vue chrétien, la situation de Camus se comprend assez bien : selon la Bible, l’homme est créé à l’image de Dieu. Dieu est nié, mais son image en l’homme est néanmoins présente en ce monde. En cela, la constatation que l’homme possède quelque chose qui dépasse le réductionnisme matérialiste est une observation justifiée, que l’on ne peut que louer. Mais chez Camus, ce fait reste un constat posé presque arbitrairement, en malmenant la rationalité que Camus veut sauvegarder. Il faut faire un pas de plus : remonter de cette constatation de la spécificité de l’homme vers le Dieu qui lui donne sa valeur toute spéciale.

 Conclusion

Camus nous livre l’aventure d’un homme qui veut voir un sens dans l’existence, malgré tout ce qui lui dit que ce sens n’existe pas, ou du moins pas sur un plan supérieur. Le profond courant de négation du sens et de tout absolu moral qui a traversé le XIX et le XXe siècles a été repris par le nazisme et le stalinisme, et Camus entre en lutte contre ces deux entités[1. Il est résistant durant la Seconde Guerre mondiale, et L’homme révolté lui est âprement reproché par les intellectuels marxistes pour sa dénonciation du totalitarisme communiste.] au nom d’une vision de l’humain dont il ne peut se départir. Pourtant, Camus ne peut passer sous silence les conclusions de sa vision d’un monde sans Dieu, il va réfléchir en profondeur les conséquences de cette vision. Pour des raisons qui lui appartiennent, il se refuse à faire le pas de la foi en Dieu[1. Un pasteur méthodiste qui donnait des prédications à Paris affirme avoir été en conversation avec Camus, et que ce dernier aurait demandé à être baptisé en privé l’année avant sa mort. J’espère de tout cœur que cela soit vrai, mais le rapport n’est pas suffisamment vérifiable pour en faire un argument dans aucun sens. Le livre : Albert Camus & the Minister, Howard Mumma, Paraclete Press, 2000 ; une recension : http://www.christianitytoday.com/ct/2000/october23/39.121.html.], mais son trajet de réflexion peut profondément nous faire réfléchir sur la valeur que l’on donne à l’homme et au monde, et sur les conséquences des visions du monde que l’on adopte. Je dirais même plus, Camus donne de bonnes raisons de croire, quoi qu’il ait décidé pour lui-même.

Jean-René Moret, septembre 2015

Références

[1] Albert Camus, Le mythe de Sisyphe : essai sur l’absurde, Gallimard, 1969.

[2] Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1972.

[3] Clive Staple Lewis, Mere Christianity, Fontana Books, 1973 [1952].

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